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Judith
Comme d’habitude après l’enregistrement de l’émission, nous dînons au Balzar, Bérénice, Alex, ma sœur Irène et moi. Bérénice a les yeux rouges. C’est une spécialiste du chagrin d’amour à répétition, suite à une relation plus ou moins brève avec un tocard. Marié de préférence. Elle tombe très vite folle amoureuse, totalement béate, comme absente. Dans ces périodes-là, le travail est un peu plus délicat sur le plateau. Elle oublie son texte, perd ses verres de contact, revient épuisée de week-end, deux jours enfermée dans une chambre d’hôtel à copuler frénétiquement. On a deux jours ! Chérie, on a deux jours, ma femme emmène les gosses chez sa sœur !
La période « rupture » est tout aussi difficile à gérer. Des yeux de grenouille albinos impossibles à maquiller, un nez de clown, qui coule, parce qu’elle somatise et qu’elle attrape la première grippe à sa portée, et puis les sanglots en pleine prise. On coupe, Alex console, on remaquille. Mais on ne peut pas en vouloir à Bérénice. C’est quelqu’un de totalement sincère. C’est une petite fille de trente et un ans. Et il faut protéger les petites filles.
Irène se remplit coupe sur coupe. Irène n’a pas l’occasion d’avoir des chagrins d’amour. Elle sait de qui exactement elle sera amoureuse. Un chercheur, un scientifique, un chevalier du Savoir qui explore le temps ou les âmes. Les mots en « logue » la font mouiller : ethnologue, archéologue, anthropologue, à la limite spéléologue. Mais jamais dans les professions médicales. Pas d’urologue sur la liste, par exemple. J’ai une copine urologue. Qui voit des queues toute la journée. Elle fait des touchers rectaux du matin au soir. Je n’ai jamais osé lui demander ce qui se passait lorsqu’elle se retrouvait pour la première fois avec un homme dans une chambre. À poil. Qu’est-ce que le type pouvait bien penser ? Comment elle la trouve ?… Par rapport aux autres ? Parce qu’en face de lui, il avait une femme à qui on ne la faisait pas. Qui savait exactement comment ça fonctionnait. Qui vous mettait un doigt dans le cul aussi naturellement qu’elle prendrait votre pouls. Est-ce que cette pensée l’excitait, ou au contraire le réduisait chiffon ?
Pour en revenir à Irène, son problème, c’est de réussir à dénicher les lieux de rencontres adéquats. Un archéologue, par exemple, c’est difficile à localiser. Ça ne dîne pas au Balzar, ces gens-là. Ils ne vont pas dans les boîtes. Ils ne poussent pas leurs Caddies le long des rayons de supermarché. Ils ne hantent pas les librairies, ils vont directement à la Bibliothèque nationale. Alors Irène attend. Le grand amour. En « logue » si possible.
Alex, le tendre Alex, mon assistant depuis les débuts, toujours d’humeur égale, le spécialiste des problèmes féminins, toutes les filles du plateau se confient à lui quand elles ont des peines de cœur. Il écoute, il conseille, il console. C’est normal, il aime les femmes. Il est pédé. Et ce soir il réconforte Bérénice, au plus bas de sa période « rupture ».
— Les hommes mariés, c’est toujours une galère. Je n’ai donné qu’une fois, mais j’ai compris ! Sa femme m’a pété une dent d’un coup de poing. Regarde, le bridge. Dix mille balles !
Il lui montre sa dent dans un large sourire.
— Mais moi je ne savais pas qu’il était marié. Le temps que je l’apprenne, j’étais amoureuse.
Elle se met à pleurer dans sa coupe de Champagne.
— Et tu n’as pas deviné que c’était un coup foireux de plus ? Tu devrais avoir une petite expérience du problème, depuis le temps, Bérénice ?
Irène me foudroie du regard.
— Mais pourquoi tu l’agresses comme ça ? Je connais des tas de bonnes femmes très bien, amoureuses de connards finis.
— Tu es bien placée pour le savoir.
— Désolée, Judith, je suis une sentimentale, et j’ai pas de honte à le dire ! D’après toi, je suis la dernière des ploucs de penser que le Grand Amour, regarde-la, Alex, elle boit du petit-lait, ça peut éventuellement exister sur cette putain de planète ?
— Mais ne t’énerve pas, Irène. Tu as parfaitement le droit ! Il y a des tas de gens qui ont cru pendant des siècles qu’il y avait des petits hommes verts sur Mars.
Alex suit avec amusement cet échange de vacheries qui n’a rien d’exceptionnel entre nous. Irène lève les yeux au ciel et pousse un soupir.
— Mais oui, on sait, Judith. Toi, tu es une dure, une vraie, une tatouée.
Elle me lance un regard profond dont nous sommes seules à comprendre la signification.
La dure, la vraie, la tatouée. Un roc, cette femme ! Qui n’a pas craqué depuis dix ans. Qui pousse une gueulante quand il le faut, qui n’hésite jamais à être de mauvaise foi. La super bosseuse. Avec objectif boulot en toutes circonstances. Avant, on aurait dit la Patronne. Maintenant on dit le Boss. C’est politiquement correct. Ça fait moins tenancière de clandé.
Il n’y a qu’Irène qui sache qui je suis vraiment. Qui soit au courant pour les garçons. Ça a commencé environ quatre ans après mon divorce. Un soir où je n’arrivais pas à dormir, c’est-à-dire un soir sur deux, m’étant interdit les somnifères. Je surfais sur le Net et je suis tombée sur un site d’escorts. Avec photos, tarifs, disponibilités, classés par tranches d’âge, par prénoms, tous des pseudos en général, par couleurs d’yeux, de cheveux, par tailles, fumeur, non-fumeur, anglais parlé. Aucun n’était anthropologue, sinon j’aurais mis ma sœur sur le coup. J’ai cliqué sur un Lucas, vingt-cinq ans. Mon ex-mari s’appelle Lucas et, à cette époque-là, je n’en avais pas encore fait mon deuil.
Le Lucas du site, en chemise blanche et jeans, posait nonchalamment adossé à un arbre, sur la photo. Seul son visage était brouillé. Et j’ai eu brusquement envie de savoir à qui il ressemblait. Sept cents francs la première heure. J’ai pris une heure. Ma boîte faisait de la vente en ligne et c’était la première fois que j’achetais quelque chose sur le Net ! Je n’aurais jamais imaginé que j’allais devenir cliente.
J’ai rencontré Lucas, j’ai découvert à quoi il ressemblait. Il avait une bonne tête sympathique de jeune homme soigné. On a pris un verre ensemble, on a parlé de tout, c’est-à-dire de rien, du temps, des films qu’on aimait, de cuisine, des pays qu’on avait visités. Jamais de sujets personnels. Je papotais avec un charmant jeune homme dans un salon de thé. Je ne savais pas pourquoi je lui avais donné rendez-vous dans un endroit pareil, je ne fréquente jamais les salons de thé. Plus tard, j’ai compris pourquoi : c’était un territoire féminin. Et ça me rassurait.
L’heure a passé de cette manière, et à la fin, il m’a simplement demandé si je voulais faire quelque chose de spécial. Je lui ai répondu que je n’avais pas le temps, c’était jour d’enregistrement, mais que je le rappellerais. En me rendant au studio, je me suis rendu compte que j’étais excitée. Je ne m’en étais même pas aperçue tellement la sensation m’était devenue étrangère.
Je l’ai rappelé le lendemain. Pour le « quelque chose de spécial ». J’avais une trouille bleue en allant au rendez-vous. Avec des idées du genre : Et si c’était un pervers ? Ou un sériall killer ? Les sériall killers ont souvent l’air très gentils quand on les voit à la télé. Ils peuvent être jeunes et beaux.
Effectivement c’était un sériall killer. Plutôt un sérieux killer. Il m’a tuée. Plusieurs fois de suite. Une libération, comme lorsqu’on vous débloque un nerf. J’ai joui honteusement. J’ai rattrapé des années de manque cet après-midi-là. Tout fonctionnait. La machine tournait impec. Pas une toile d’araignée, aucune sécheresse dans l’orgasme. J’imagine que pour un type qui se remet à bander, après des années de flanelle, l’effet doit être le même. Un sentiment de détente, d’apaisement, le monde autour de vous vous paraît moins con et l’on se sent beaucoup plus indulgent.
Je l’ai revu deux ou trois fois, c’était très agréable, mais rien à voir avec le feu d’artifice de la première fois. Voilà comment ça a commencé.
J’ai traversé une période de consommation intensive dans les débuts. L’envie de goûter à tout. J’avais même testé l’option week-end, à l’occasion d’un anniversaire, mais j’avais trouvé ça un peu longuet. Maintenant ça m’arrive une ou deux fois par mois, maximum. Vitesse de croisière. Je connais tous les palaces de Paris. Depuis aujourd’hui je connais les parkings… Comment il s’appelle déjà ? Patrick. Il n’a pas une tête à s’appeler Patrick… C’était quoi le film déjà ? Tous les garçons s’appellent Patrick ?
Ce soir-là, dans la voiture, sur le chemin de la maison, nous habitons dans le même immeuble ma sœur et moi, deux appartements jumeaux à un étage d’écart dans le XVIIe, Irène m’a demandé comment s’était passé mon rendez-vous de l’après-midi. Je n’ai même pas à lui en parler, elle sait.
— Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ? Elle prend un air outré.
— Mais rien !
Chaque fois, c’est pareil, elle veut juste la confirmation. Elle allume une cigarette, tire nerveusement trois bouffées et l’écrase dans le cendrier.
— Parfois je me dis que je devrais faire comme toi.
Des chèques.
— Rien ni personne ne t’empêche d’essayer.
Elle me jette un regard navré.
— L’idée même, ça me fout le bourdon. Bonjour monsieur, au revoir madame, merci de m’avoir ramonée, c’est combien, vous m’en remettrez une louche… Si c’est juste pour que le corps exulte, autant se jouer une partie de mandoline ! Non, moi j’ai besoin de parler, d’avoir un minimum d’harmonie intellectuelle…
Évidemment, l’harmonie intellectuelle, ça restreint le champ de recherches, surtout par les temps qui courent.
— Ça remonte à quand, ta dernière harmonie intellectuelle ? Deux ans ? C’était pas le sociologue éjaculateur précoce qui vivait chez sa mère ? Tu as eu du plaisir ? Ou c’était juste un gros moment de malaise ?… Que tu as payé d’une petite déprime ?
Elle hausse les épaules, lève les yeux au ciel.
— Arrête, Judith, je connais ton discours par cœur…
J’enchaîne sans relever : – Eh bien moi, je n’ai que de bons souvenirs… Je ne paye que pour le plaisir. J’ai suffisamment payé pour le reste. Et toi aussi.
Un instant de silence. Elle rumine ce que je viens de lui dire et se rallume une cigarette. Puis sur un ton énervé :
— Et pourquoi il n’y aurait que des salauds ?
— Oui, pourquoi ?
Elle me lance un regard faussement furieux.
— Connasse !
Nous éclatons de rire.
— Il nous reste un petit espoir, Irène. Peut-être que dans vingt ans, on vendra un robot cybersex programmable, avec tous ses accessoires, « idéal femmes seules »… Entretien facile, rangement minimum.
— Orgasmes garantis à vie ?
— Bien sûr ! Et 10 % de remise aux cent premiers appels !
— Mais, Judith, dans vingt ans, est-ce que ça nous intéressera encore, le cul ?
— Tu plaisantes ? Une femme, c’est toujours d’active… Ninon de Lenclos avait des amants à soixante-dix ans… C’est plein d’histoires de cul dans les maisons de retraite…
Dans un éclat de rire, elle me tape sur la cuisse :
— Ben alors ! De quoi se plaint-on, ma grande ?
Nos plus belles années sont devant nous !